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Les paysages agricoles : un patrimoine esthétique et environnemental
En France, les surfaces dédiées à l’agriculture (SAU) représentent 54 % du territoire métropolitain. Si l’on y ajoute les bois, forêts et terres non cultivées, qui souvent s’entrelacent ou se juxtaposent aux terres cultivées, ces espaces de ruralité couvrent plus de 80 % du sol. Face au rythme de la société contemporaine et au stress de la vie urbaine, les paysages naturels forment ainsi un univers pérenne, authentique et rassurant, où les dimensions esthétiques et symboliques sont intimement mêlées. À travers les lignes qu’il dessine et les productions qu’il offre, l’espace rural est porteur de valeurs fortes : qualité de vie, qualité de l’alimentation, abondance et sécurisation des approvisionnements alimentaires, biodiversité…
La lisibilité des paysages, les lignes qui les structurent, font partie des éléments qui conditionnent la sympathie du « mangeur » pour l’agriculteur. « Les paysages alimentaires fabriqués par les sociétés paysannes présentent des trames parcellaires, des dénivelés topographiques et des lignes de fuite qui aboutissent à une cohérence esthétique », explique Gilles Fumey en rappelant que les peintres, photographes et cinéastes ont largement contribué à rendre lisible et à diffuser cette cohérence esthétique.
Pour une nation où la gastronomie est une spécificité culturelle profondément ancrée, le lien entre paysage et alimentation est l’un des piliers des représentations du monde agricole. Comme le souligne le géographe Gilles Fumey, professeur à l’Université Paris-Sorbonne, « la table donne souvent à boire et à manger des paysages. Sur les étiquettes de grands vins figurent des représentations stylisées de vignobles, de murs enclos avec la silhouette d’un clocher, d’une demeure bourgeoise… Sur les emballages de fromages, gâteaux, confiseries et autres produits locaux, le paysage est utilisé comme support de communication entre celui qui produit l’aliment et celui qui le mange. » C’est ainsi que les paysages entrent dans « la composition symbolique des produits alimentaires » dont l’origine géographique est, elle-même, perçue par le consommateur comme « l’une des meilleures certifications de qualité. »1
Comme l’ensemble des activités agricoles, les grandes cultures contribuent à la qualité et à la diversité des paysages et, par conséquent, à l’attractivité culturelle et touristique de la France. Bien que les dernières décennies aient été marquées par une diminution du nombre de parcelles cultivées et par une augmentation de la surface des parcelles, celles-ci restent à l’échelle humaine. Ainsi, comparée aux autres nations agricoles où les grandes cultures jouent un rôle important, la France offre, encore de nos jours, une mosaïque paysagère riche, variée et changeante au fil des saisons et des cultures.
Au niveau territorial, les activités agricoles ne se limitent pas à la valorisation des paysages et des sols : elles sont souvent le premier levier de la vie économique et sociale. Au plan démographique, elles fixent une population active minimale – ce qui permet en premier lieu de maintenir les services – et elles participent au regain d’attractivité du monde rural, qui affiche aujourd’hui un taux de croissance de la population supérieur à celui des communes urbaines2.
Au plan économique, elles irriguent le tissu local des entreprises, sachant que les cultures céréalières génèrent à elles seules 500 000 emplois directs et indirects, non délocalisables. Un réservoir d’emploi en milieu rural auquel s’ajoutent les quelque 180 000 emplois créés par le tourisme et les services locaux. Enfin, l’agriculture et tout particulièrement les cultures céréalières sont appelées à jouer un rôle moteur dans « l’économie verte » qui permettra d’apporter des réponses aux défis majeurs du 21e siècle.
Depuis plusieurs années, les haies champêtres ont refait leur apparition dans les zones de culture, et les systèmes culturaux, eux-mêmes, font l’objet d’optimisations systématiques ayant un impact positif aux plans environnemental et paysager. La rotation culturale, qui consiste à changer chaque année de plante cultivée dans un champ, en est un exemple. Tout en animant le paysage, cette technique permet de ralentir le développement des mauvaises herbes et de réduire l’utilisation des produits de traitement. Autre exemple, les cultures intermédiaires, qui couvrent les sols pendant les périodes d’interculture, contribuent à rompre la monotonie du paysage hivernal tout en aidant à fixer les nitrates là où elles sont utiles, autrement dit dans la terre.
Des aménagements paysagers spécifiques, conçus à l’origine pour limiter le ruissellement des eaux et le transfert des substances phytosanitaires vers les eaux souterraines, se sont également révélés être de précieux auxiliaires paysagers. L’une des solutions consiste à mettre en place de larges bandes enherbées qui servent de zone tampon en bordure des parcelles et le long des cours d’eau.
Au-delà de leur fonction de zone de passage, les bords de champs sont des réserves naturelles qui font l’objet de soins attentifs. Véritables écosystèmes, ces espaces enherbés abritent des insectes mangeurs de parasites très utiles aux agriculteurs (scarabées, coccinelles, chrysopes…). Ils accueillent également la faune sauvage (lièvres, faisans…) et contribuent au repeuplement de certaines espèces comme l’alouette ou la perdrix. Au printemps ils abritent la nidification, en été ils fournissent une nourriture abondante et protègent les poussins des prédateurs, en hiver ils forment un site d’hivernage privilégié.
Agriculteur céréalier implanté dans le Loiret, Jacques Mercier a été l’un des pionnier dans ce domaine. « J’ai commencé à implanter des haies et des bandes enherbées en 1997, se souvient-il. Aujourd’hui, les aménagements paysagers couvrent 5,5 hectares (pour une exploitation de 271 ha) et les haies se déploient sur plus de 7 000 mètres linéaires. » Témoignant d’un engagement exemplaire, cet agriculteur a notamment installé une bande de 12 m de large en plein milieu d’une parcelles de 50 h, « pour animer la perspective du plateau qui est très blanc et offrir un refuge aux oiseaux poursuivis par les busards ».
Il consacre également des surfaces à l’implantation de maïs non récoltés, « car destinés à l’alimentation des animaux sauvages. »
« Ces dispositifs présentent un intérêt à la fois cynégétique – ce qui permet de créer des partenariats avec les sociétés de chasse – et écologique, en favorisant le développement de la flore et de la faune locales, précise-t-il. Depuis quelques temps, j’ai même vu revenir des perdreaux… mais il aura quand même fallu dix ans ! »
Encouragées par les dispositions relatives aux « Surfaces en éléments topographiques » (SET) mises en place au niveau européen3, les pratiques orientées vers la dimension paysagère se généralisent aujourd’hui rapidement au sein du monde agricole. Une réalité dont se réjouit Jacques Mercier et dont il résume les enjeux par une formule pleine de bon sens : « notre premier métier est de produire, mais tout ce travail nous le faisons en plus pour notre cadre de vie et pour notre environnement. C’est une manière de dire à la nature : je te rends ce que tu m’as donné… »
Crédit photo : Capnord - Fotolia
1. Gilles Fumey, « Paysages à boire et à manger », Carnets du paysage, Actes Sud, 2013
2. +0,5 millions d’habitants entre 1990 et 1999 en zone rurale, contre -0,9 Mhab pour les pôles urbains. Source : Centre national de ressources du tourisme et du patrimoine rural.
3. Créées en 2010, les SET sont obligatoires pour les exploitations de plus de 15 ha et visent différents aménagements : haies, bosquets, lisières de bois, cours d’eau, mares, fossés, bandes tampons, jachères…